La disparition de Shimon Pérès a eu un retentissement à la mesure du prestige de l’homme, le dernier des « géants ». Plus précisément, il fut de la génération des années 1920, celle des Dayan, Alon, Rabin, Yadin et Sharon. Contrairement à eux, il n’est pas né en Israël et avait reçu dans sa Biélorussie natale une éducation en grande partie traditionnelle. Contrairement à eux, il ne devint pas général : ce passé sans commandement militaire a fait douter de sa légitimité sécuritaire, ce qui a pesé lourd dans les réserves de l’électorat israélien à son endroit qui se sont manifestées à plusieurs reprises dans sa carrière politique.
Et pourtant, peu d’Israéliens ont joué un rôle plus tangible que Shimon Pérès dans la défense d’Israël et dans son développement comme grande nation militaire, condition absolue de la survie du pays. On connaît surtout sa « période française », pendant laquelle à la fin des années 50 il a développé un lien exceptionnel avec les hommes politiques (Guy Mollet, Bourgès Maunoury, Christian Pineau) et les militaires français (le général Koenig…); il en a résulté entre autres le développement nucléaire d’Israël, jamais reconnu officiellement, et l’acquisition des Mirage qui furent les avions de la victoire de 1967. Mais plus tard, pendant son séjour aux Etats–Unis, il fut aussi l’un des premiers à développer des liens forts avec le monde de la défense américain, liens qui devinrent cruciaux quand les relations avec la France se détériorèrent.
Plus impressionnant encore, David Ben Gourion, son père spirituel en politique, avait dès 1946 fait confiance à ce très jeune homme pour explorer les filières d’armement clandestines pour la Hagana, qui furent d’importance vitale dans la guerre d’Indépendance ! Quels sont les hommes politiques vivants dont l’activité remonte à 1946 ? Son contemporain Fidel Castro, pas particulièrement un ami, a un palmarès presque aussi ancien, mais la longévité en dictature obéit à d’autres règles qu’en démocratie.
En tout cas, s’il n’a jamais commandé de troupes sur le terrain, car Ben Gourion avait pour lui d’autres projets, Shimon Pérès n’a pas été sans raison pendant plusieurs années le Directeur général, puis le vice-ministre puis le ministre de la Défense israélien.
Les commentateurs s’étonnent que dans la deuxième partie de sa vie politique, ce faucon se soit mué en « colombe »: il n’est pas le seul à avoir suivi ce parcours. Ils s’étonnent aussi de ce que ce rival acharné de Rabin ait pu coopérer avec lui de façon plutôt harmonieuse à l’époque des accords d’Oslo et jusqu’à l’assassinat du Premier Ministre, comme il avait pu travailler dans le même gouvernement que Itzhak Shamir, son exact opposé : c’est même dans ce cabinet de coalition que Shimon Pérès se révéla un ministre des Finances particulièrement efficace. Il faut ajouter la vieille amitié qui, malgré leur massives divergences, unissait Pérès et Sharon étonnamment associés dans le parti Kadima et la cohabitation finalement respectueuse entre Benjamin Netanyahu, Premier Ministre et Shimon Pérès président de l’Etat d’Israël. Cela n’a pas empêché les coups fourrés et les ruptures d’alliance, mais cette génération, prioritairement taraudée par les dangers qu’Israël devait surmonter, savait faire taire ses conflits quand le principal, la sécurité de l’Etat, était en jeu.
De son maître David Ben Gourion, Pérès avait tiré une curiosité intellectuelle insatiable, une réflexion taillée vers l’action et un mélange oxymorique de pragmatisme et de prophétisme. Les déclarations prophétiques de Ben Gourion avaient en grande partie trouvé confirmation : Israël existait, se renforçait, développait le désert et intégrait les Juifs du monde entier, mais le prophétisme de Shimon Pérès, axé sur l’espoir d’un Moyen–Orient pacifiquement orienté vers un Marché commun du progrès, tombait à plat. Nul n’est prophète dans son pays, et Prix Nobel ou pas, la description heureuse de l’avenir prophétisée par Shimon Pérès contrastait avec le quotidien impitoyable, le développement des intégrismes et les terrifiants appels à la destruction répétés par les ennemis d’Israël.
Mais le politicien discuté devint au soir de sa vie le père de la Nation : jamais le titre de Président de l’Etat d’Israël ne fut porté à ce niveau de prestige; admiré par le monde, réconcilié avec la plupart des différentes fractions politiques de son pays, Shimon Pérès désormais symbolisa son pays et en devint le meilleur ambassadeur et put donner libre cours à son intérêt pour les innovations, intérêt inhabituel à son âge… Il devint un maître de sagesse. L’an dernier au Gala annuel du Keren Hayessod France, Shimon Pérès a stupéfait l’assistance par l’acuité, l’humour et la profondeur de ses propos.
« Le pessimiste et l’optimiste finissent tous deux par mourir, mais l’optimiste aura mieux vécu…Je préfère vivre en optimiste. » On peut discuter cette phrase pour les moments de crise car bien des optimistes ont fini à Auschwitz pour ne pas avoir envisagé le pire. Mais, dans la vie quotidienne elle reste une magnifique leçon, surtout quand elle est prononcée par un homme de 92 ans, qui a connu de brillants succès et quelques échecs au cours de sa prodigieuse existence, toute focalisée sur le développement d’Israël.
Richard PRASQUIER