Simone Veil. La magnifique cérémonie, les admirables discours de ses fils dans la cour des Invalides, l’hommage d’une nation entière, c’est bien le terme de grandeur utilisé par le Président de la République qui s’imposait. Tout a été dit, et pourtant je ne peux aujourd’hui traiter un autre sujet. J’étais à Auschwitz cette semaine-là, constatant à la réunion du Conseil International que les rangs des anciens s’étaient éclaircis, mais que la force morale de ceux qui avaient pu venir restait intacte. Je me disais que nous, les enfants, notre responsabilité est lourde, notre légitimité discutable et les chausses-trapes nombreuses pour donner sens à ce tragique héritage maintenant qu’apparaît une cinquième génération, qui plus encore que ses devancières risque de vivre dans l’instant et confondre ce qui est mondial avec ce qui est universel.
Simone Veil a su porter avec une inhabituelle énergie, sans jamais les lisser en les frottant aux jeux du politique, les convictions et les fidélités qu’elles s’était forgées au sein de sa famille et qu’elle avait renforcées dans l’enfer des camps. Elle y a eu la chance de survivre presque jusqu’à la fin avec sa mère et sa sœur. La chance? Non. Une déportée, une « stücke », un numéro, qui a le culot de n’accepter un transfert dans un sous-camp moins féroce que si sa mère et sa sœur l’accompagnent, et qui obtient satisfaction, n’aura plus tard aucune timidité à défendre les projets les plus conflictuels à partir du moment où elle les croira justes.
Cette rectitude accompagnée d’une rapidité d’évaluation exceptionnelle faisaient d’elle une boussole morale. D’où l’hommage unanime, les femmes avant tout, bien sûr, qui a suivi son décès et a préempté sa panthéonisation. J’ai pensé à la foule au Vatican demandant la sanctification de Jean Paul II le jour de ses obsèques (« Santo subito!) ». Simone Veil était devenue une sorte de sainte laïque, ce qu’elle n’aurait probablement pas aimé. En contraste avec cette apparente unanimité, je peux témoigner des souvenirs très amers que lui avait laissés la façon ignoble dont certains l’avaient traitée dans le passé. Mais aucun, y compris l’obsédé du « détail », n’a osé s’exprimer après sa mort, tant il se serait senti à contre-courant. C’est une de ses grandes victoires.
Cette rapidité d’appréciation l’a conduite parfois à surréagir, mais elle ne s’est jamais trompée de combat. Elle a vu venir le « nouvel » antisémitisme, comme elle n’avait aucune illusion sur l’ancien, qu’elle avait côtoyé une fois rentrée des camps, sans que cela remette en cause son amour de la France. Elle a rencontré le négationnisme, et a vite compris que le combat de la mémoire de la Shoah de l’avenir serait celui du relativisme et de l’amalgame. Nous y sommes et c’est bien un combat.
Elle pouvait être critique pour la politique israélienne, n’avait pas d’affinité avec les rites, mais elle n’aurait pas supporté le nouveau négationnisme palestinien que les instances internationales avalisent à tour de réunions avec tant d’indifférence intéressée et coupable.
Elle a toute sa vie fait partie de ces Juifs de l’universel pour qui la phrase du Pirke avot « si je ne suis pas pour moi, qui le sera, mais si je ne suis que pour moi, qui suis-je? » est une ligne de vie que le judaïsme ne doit absolument pas perdre sauf à se perdre lui-même.
Le jour même de son enterrement, une étudiante doctorale obtenait le grand Prix de l’Innovation de l’Université de Jérusalem pour ses travaux sur le diagnostic précoce de la maladie de Parkinson.. Elle s’appelle Suaad Abd-Elhadi. Une femme, une arabe, un projet de recherche médicale, une Université israélienne. Je pense que Simone Veil, docteur honoris causa de cette Université, ancien Ministre de la Santé, femme de tous les combats pour la paix entre les anciens ennemis, aurait été heureuse de cette récompense.
Richard PRASQUIER